Milena Magnani - Le cirque chaviré
"C'est vrai quand on y pense. C'est ainsi qu'est faite la vie d'un homme.
Elle est faite le temps d'une seule image.
Cinq enfants en cercle. Ils écoutent quelqu'un raconter une histoire.
Ils sont assis sur des pierres. Sur des bancs de fortune qu'ils ont improvisés.
C'est ainsi qu'est faite la vie d'un homme.
C'est une image qu'on croit avoir vue, engloutie d'un seul coup par une douleur sans préavis."
Je viens de terminer "le cirque chaviré", de Milena Magnani, et comme pas si souvent, c'est la magie du coup de coeur.
En voici un résumé, très inspiré de la 4ème de couverture :
Branko le hongrois, dans ses cartons, transporte un cirque. Alors des grappes d'enfants du campement tsigane où il débarque un soir le suivent comme une ombre. Pour eux, et surtout pour la petite Senija, il raconte l'histoire de la splendeur du Kék Cirkusz, le cirque de son grand-père. Avant que la Seconde Guerre mondiale et son cortège de pogroms et de trahisons ne le résuisent à ces quelques boîtes dérisoires. Il raconte avec la voix fébrile de quelqu'un qui espère avoir assez de temps pour transmettre son héritage. Aussi, quand dans ce bidonville en bordure d'autoroute, il sent par sept fois un poignard le transpercer, il ne peut se résoudre à quitter la scène...
J'ai aimé :
Le cadre inhabituel qu'est le campement. Là vivent des gens d'origines diverses, roumains, albanais, tchèques, roms, hongrois... Débrouille, récup, codes et cassures juxtaposées... Miléna Magnani nous immerge dans ce monde, et le mélange des langues y est certainement pour beaucoup, car, ici, pas de notes de traductions, non, les expressions des uns, des autres, ne sont jamais traduites, pas toujours comprises, et pourtant étonnamment comprises...
J'ai aimé le visage de la petite Senija, son regard attentif,
J'ai aimé l'histoire que conte Branko, histoire mal connue d'un peuple broyé par cette autre Histoire.
"Comme les enfants restaient là à me scruter avec des mines déçues, je sentais l'embarras m'envahir et, pour ne pas devoir soutenir leur regard, je détournais le mien en direction du vrombissement de la voie rapide. Vrombrissement qui emplissait le ciel au-dessus de nous et retombait telle une vapeur sur les baraques, entre les flaques marécageuses, sur les canaux des égouts.
Je demeurais un moment comme ça, puis je me décidais, laissant retomber les mèches sur mes yeux.
- bon d'accord ! Legyen !
Je retournais sur le sol la première chose que je trouvais, un cageot de fruits, un bidon de fer-blanc, et je faisais signe aux enfants de s'installer autour de moi.
- Tehat pontosan mi az, amit tudni szeretnétek ?
Senija avait du mal à réfréner son rire et, de peur de sembler effrontée, couvrait sa bouche de sa main :
- Si tu parles ungurule personne il comprend ! Tu te comprends tout seul, si c'est ça la langue que tu parles !
C'était une fillette tranquille et sereine, avec des yeux verts et bons comme l'eau d'un baquet.
- J'ai demandé : qu'est-ce que vous avez envie de savoir ?
- Le cirque en boîte, intervenait Ibrahim qui avait rabattu sa casquette sur son front. Le cirque en boîte de quand t'es arrivé..."
Un autre extrait que j’aime bien :
« Si, après avoir expiré, tu n'arrives plus à inspirer, alors tu te trouves dans cet endroit. Mais au fond, en y pensant maintenant, ça ne fait pas si mal que ça. Personne ne l'imagine.
Après c'est vrai, il y a les peurs qui arrivent, la panique, un sentiment d'impuissance, et aussi l'angoisse par rapport aux gens qu'on ne voudrait pas quitter. Mais en fin de compte, ces états d'âme ont la même consistance qu'un rêve.
Peu après, le calme revient, ce grand intervalle dans lequel on a le privilège de pouvoir repenser la vie.
On la regarde défiler comme on regarde les statues d'une très longue procession. Et de temps en temps, il nous semble carrément éprouver une sensation de bien-être.
C'est incroyable. Seul le futur nous met en émoi.
Le futur qui s'en fiche et empiète sur les lieux où nos choses étaient posées.
On voudrait dire au futur de passer au large et de ne pas toucher. »
(le cirque chaviré - p 162)
(écrit le 28 octobre 2009)