Albert Camus - L'étranger
Je me souviens précisément de ma première rencontre avec Albert Camus. J'avais alors 14 ans, la bibliothécaire du collège m'avait dit "L'étranger ? Je ne sais pas ce que vous en penserez, pas sûr que vous aimerez, ça n'a rien à voir avec vos lectures habituelles". (j'avais alors une passion pour le Club des 5 !)
J'ai lu l'étranger d'une traite. Je me souviendrais toujours du goût amer et lumineux qu'il m'avait alors laissé. Je n'avais peut-être pas tout compris, mais j'étais soufflée. L'étranger a marqué un tournant dans ma quête de lectrice.
Depuis, je l'ai lu et relu. C'est le roman que j'ai le plus lu, toujours avec le même plaisir, et avec le même ressenti, ou presque.
Au début, comme tout le monde, je suis déconcertée par l'attitude de Meursault. Est-il donc sans coeur ? Un jour il enterre sa mère, le lendemain débute sa liaison avec Marie, ils vont se baigner ensemble, voir un film comique...
Puis on apprend à le connaitre. Il n'est pas mauvais homme. Indifférent ? Détaché ? Rien ne semble l'atteindre. Etranger à tout. La vie étant ce qu'elle est, il la prend comme elle vient. Aimer, ne pas aimer, pour lui là n'est pas la question.
"Le soir, Marie est venue me chercher et m'a demandé si je voulais me marier avec elle. J'ai dit que cela m'était égal et que nous pourrions le faire si elle le voulait. Elle a voulu savoir alors si je l'aimais. J'ai répondu comme je l'avais déjà fait une fois, que cela ne signifiait rien mais que sans doute je ne l'aimais pas."
Pour être honnête, Meursault l'est. Profondément, sans concession sur lui même, ni jugement sur les autres.
Il y a cependant une chose, unique, qui semble émouvoir Meursault : c'est la beauté de la côte algérienne. La lumière. La mer, la plage, le soleil. La douceur du soir. La lumière jusqu'à la violence.
C'est d'ailleurs la lumière qui fait basculer la vie de Meursault, à cause de cette lame de couteau. La violence de l'éclat de lumière dans l'oeil de Meursault.
Mais qui, mieux que Camus, pourrait parler de l'étranger ?
Voici ce qu'avait écrit Albert Camus en 1955 dans la préface de l'étranger - édition américaine:
"J'ai résumé l'Etranger, il y a très longtemps, par une phrase dont je reconnais qu'elle est très paradoxale: Dans notre société, tout homme qui ne pleure pas à l'enterrement de sa mère risque d'être condamné à mort. Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu'il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c'est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave. On aura cependant une idée plus exacte du personnage, plus conforme en tout cas aux intentions de son auteur, si l'on se demande en quoi Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple, il refuse de mentir. Mentir, ce n'est pas seulement dire ce qui n'est pas. C'est aussi, c'est surtout dire plus que ce qui est et, en ce qui concerne le coeur humain, dire plus qu'on ne sent. C'est ce que nous faisons tous, tous les jours, pour simplifier la vie. Meursault, contrairement aux apparences, ne veut pas simplifier la vie. Il dit ce qu'il est, il refuse de masquer ses sentiments et aussitôt la société se sent menacée. On lui demande par exemple de dire qu'il regrette son crime, selon la formule consacrée. Il répond qu'il éprouve à cet égard plus d'ennui que de regret véritable. Et cette nuance le condamne.
Meursault pour moi n'est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du soleil qui ne laisse pas d'ombre. Loin d'être privé de toute sensibilité, une passion profonde, parce que tenace, l'anime, la passion de l'absolu et de la vérité. Il s'agit d'une vérité encore négative, la vérité d'être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi ne sera jamais possible.
On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans l'Etranger l'histoire d'un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité."